Nos experts suivent de près les évolutions macro-économiques et les marchés financiers.
julia-de-funes-entreprise-management-ressources-humaines

Julia de Funès : « Je suis très optimiste sur la capacité darwinienne de l’homme à s’adapter et à innover »

Rémy Dercq - Head Private Banking Brussels and Wallonia
Philosophe et spécialiste en ressources humaines, Julia de Funès est notamment l’auteur de six livres consacrés au management et au monde du travail. Télétravail, sens, confiance, culture d’entreprise : sa vision subtile et décalée fait mouche. A l’ère du ‘prêt-à-penser’, son discernement et son esprit critique nous font réfléchir sur la place du travail dans nos vies. Rencontre avec une femme aux convictions franches dont le regard profondément humaniste nous fait voir le monde de l’entreprise d’un tout autre œil.
Selon vous, le télétravail a de vraies vertus. Mais à long terme, n’est-ce pas la mort du collectif, des liens sociaux et de la culture d’entreprise ?
Cela représente en effet des dangers, mais que je ne relie pas spécialement au télétravail, mais bien à la période de confinement qui a délité les liens sociaux et qui a rendu le collectif plus difficile. Mais ce n’est pas le télétravail en soi qui va empêcher de travailler collectivement. C’est trop facile de remettre sur le télétravail une difficulté organisationnelle ou une absence de volonté de se retrouver. C’est une erreur de jugement de condamner le télétravail dans une période de confinement. Dès qu’on sera sortis de cette période, je pense qu’on retrouvera une hybridation qui peut être très fructueuse.
En effet, les outils numériques ont permis de conserver virtuellement et artificiellement ces liens sociaux. Or, ils peuvent être discriminants puisque là aussi, ceux qui n’en sont pas munis, se retrouvent exclus.
Selon moi, les inconvénients du télétravail sont avant tout politiques, comme les inégalités sociales. Je pense aux enfants qui n’étaient pas outillés pour poursuivre leur scolarité de manière continue, ou encore aux personnes âgées. Et les entreprises qui n’étaient pas mûres numériquement se sont très vite retrouvées larguées. On voit très clairement que le travail à distance amplifie les inégalités sociales. Y compris au sein des entreprises, entre le personnel qui peut télétravailler parce que le métier le permet, et ceux qui ne le peuvent pas.
Qu’est-ce qui changera fondamentalement lorsque la crise sera passée ? En quoi notre regard sera-t-il différent ?
Tout ne changera pas – et heureusement, car il y a des choses qui fonctionnent très bien – et rien ne changera pas non plus, car on voit qu’il y a des changements qui s’inscrivent dans un temps long, et le télétravail en fait partie. Le télétravail change le rapport qu’on a à son travail, avec son entreprise. Ça change aussi le sens du management. A nous d’en faire quelque chose de positif, d’en tirer les bienfaits et de s’adapter.

« Les périodes de rupture, comme celles que l’on vient de vivre,
sont souvent des moments de grande avancée et d’innovation :
c’est parce que l’esprit est contraint de changer de paradigme
qu’on va se transformer et se remettre en question »

Plus spécifiquement, quel impact positif le Covid a-t-il eu sur le monde de l’entreprise et sur notre rapport au travail ? Comment travaillera-t-on demain ?
Le travail est devenu un moyen au service de l’existence plutôt qu’une finalité. Avant, le travail représentait un but en soi : on entrait dans une entreprise et on y restait toute sa vie. La vie professionnelle était réussie et ça suffisait d’une certaine façon. Les plus jeunes générations sont beaucoup plus flexibles. Le sens du travail change, il est davantage considéré comme un moyen, et c’est plutôt positif. Travailler pour travailler n’a aucun sens ; si notre travail a du sens, c’est parce qu’il est au service d’autre chose : gagner de l’argent, nourrir sa famille, s’acheter une maison, etc. Ça recadre le travail à sa juste place. C’est un changement de paradigme à adopter qui sera salutaire à terme. Que ce soit dans les sciences, dans les arts, dans le management, des périodes de rupture, d’arrêt brutal, comme celles que l’on vient de vivre sont souvent des moments de grande avancée et d’innovation : c’est parce que l’esprit est contraint de changer de paradigme qu’on va transformer et se remettre en question. « Ce n’est pas en perfectionnant la bougie qu’on a inventé l’électricité », comme disait Pierre-Gilles de Gennes (prix Nobel de physique en 1991). Je suis très optimiste sur la capacité darwinienne de l’homme à s’adapter et à innover.
Comment expliquez-vous qu’il y ait autant de bullshit jobs aujourd’hui ?
En effet, il y a de plus en plus de bullshit jobs [terme apparu sous la plume de l'anthropologue américain David Graeber désignant des tâches inutiles, superficielles et vides de sens effectuées dans le monde du travail NDLR], c’est-à-dire des métiers non utiles et non nécessaires. Il y a un peu moins de prestige lié aux formations valorisantes, aux études longues, aux diplômes, à l’autorité. Comme disait de Tocqueville, « c’est une dérive démocratique facile de tomber dans l’égalitarisme », c’est-à-dire le règne de l’équivalence, l’indifférenciation. La démocratie cherche l’égalité, mais qui suppose des différences. Or, l’égalitarisme, c’est vouloir que tout soit pareil et cela nivelle tout le monde. Beaucoup de bullshit jobs veulent le prestige des métiers qui ont nécessité des formations plus difficiles, veulent les bienfaits sans les efforts. La règne de l’équivalence, c’est l’indifférenciation totale. L’égalité de droit est incontestable, mais l’égalité de fait ne va pas de soi. On confond l’égalité de droit avec une équivalence de compétences, ce qui explique l’émergence de ces bullshits jobs, où les gens sont très peu formés.
julia-de-funes-entreprise-management-ressources-humaines-img1
Vous êtes assez critique sur les livres de développement personnel qui pullulent un peu partout car vous les trouvez… impersonnels. Selon vous, ils appliquent des principes qui sont valables pour tous et nient notre singularité. En quoi sont-ils vides de sens ? Comment expliquez-vous leur succès actuel ?
Beaucoup de ces gens qui écrivent ces livres ne sont pas forcément psychologues, psychanalystes, ils n’ont pas forcément une formation très solide. Si j’ai besoin de me faire opérer du genou, je ne vois pas pourquoi j’irais voir quelqu’un qui a fait trois mois d’études. Je préfère voir un spécialiste qui a fait dix ans d’études et vingt ans d’expérience ! C’est plus facile d’aller voir quelqu’un qui n’a pas une autorité scientifique, mais c’est plus risqué. Le langage utilisé dans le développement personnel est très simple. Il n’y a pas d’effort à faire, c’est facile. A nouveau, il y a une sorte d’égalité, de mimétisme. Ça se veut libérateur, mais c’est souvent liberticide : on vous dit comment vous comporter, comment réagir, on vous donne des recettes comportementales, des balises qui sont parfois assez étriquées et qui vous enferment plus qu’elles ne vous libèrent. Lorsqu’il s’agit de personnes vulnérables, c’est facile de tomber dans le piège de ces coaches qui surfent sur la souffrance des autres.
Quel est votre avis sur la séparation vie professionnelle/vie privée ? Et là aussi, en quoi est-ce que le télétravail a changé les cartes et a fait disparaître la frontière entre les deux ?
Je n’y ai jamais vraiment cru, car c’est oublier toute la dimension holistique et globale de l’individu et de la vie. On est un et on ne peut pas compartimenter les choses de façon très nette. Et le télétravail accentue ce téléscopage des sphères. On l’a vu lors du premier confinement, on était tout à la fois : parent, enseignant, femme de ménage, cuisinier, employé. Penser qu’on peut séparer vie pro et vie perso, c’est un artifice de la pensée. Il suffit d’un grain de sable dans l’une pour se rendre compte du téléscopage des genres.
Quelles qualités feront la différence pour les jeunes qui se lancent sur le marché du travail ?
Je n’ai pas de conseil, mais plutôt une conviction : écouter son propre désir et choisir la voie que l’on souhaite profondément. Ce n’est pas si évident. Pouvoir enlever les couches de normes qui paralysent parfois, qui congestionnent l’esprit et qui font qu’on peut passer une vie à côté de la sienne. Avoir le courage d’être soi. Ça ne va pas de soi d’être soi et d’être authentique.
Partager l'article
Plus sur ce thème:
Réglementé par l’Autorité des services et marchés financiers (FSMA) et la Banque Nationale de Belgique | Tous droits réservés 2024, Degroof Petercam