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Subordonner l'action citoyenne au bien-etre des futures generations

Bruno Colmant - Anciennement Group Head of Private Banking et consultant externe
L’économie reprend partout dans le monde. Et pourtant, dans la compréhension des défis sociétaux, il est difficile de discerner les enchaînements. On confond la pensée avec l’expression irréfléchie d’un tweet. On mélange l’action et son apparence. On navigue sur les fluences éphémères d’une expression populiste façonnée par des réalités mal étudiées, comme si la route n’avait pas de destination.

En questionnement

Tout se mêle et s’entrechoque : une actualité internationale tourbillonnante, une surinformation névrotique liée aux réseaux sociaux, un monde politique au projet sociétal insuffisamment lisible, des déchirements culturels et religieux, des générations qui opposent leurs droits, une fracturation politique, une mobilité anéantie et étouffante, une justice exsangue et véhémente devant son sentiment de subordination institutionnelle, des prisons asphyxiées, des écoles désargentées, etc., dans un contexte où l’Europe est en questionnement sur sa propre réalité. Devenue notaire d’une technocratie, cette dernière étouffe sous des nœuds coulants. L’Europe du traité de Rome reflue même vers les Etats-nations du 19e siècle.

Nous vivons à crédit

Socialement, aussi, et malgré une élévation remarquable du niveau de vie, les choses (ou, à tout le moins, leur perception) se sont dégradées. Certes, les Trente Glorieuses (1945-1973) furent plutôt l’exception que la norme en termes de configuration sociopolitique. Il n’empêche qu’elles fondèrent la cohésion sociale sur le respect du travail et l’envie d’un projet de société commun basé sur l’entrepreneuriat et la redistribution. Mais, aujourd’hui, la classe moyenne s’étiole et la pauvreté s’infiltre alors que le tourbillon de la révolution numérique va pulvériser des pans entiers de notre économie. Nous n’avons pas compris une chose essentielle en s’immergeant dans le capitalisme mondialisé : l’économie de marché spontanée ne permettra pas de financer nos engagements collectifs. Les prochaines années vont donc révéler une confrontation. Notre Etat-providence est, en effet, devenu impayable, sauf à hypothéquer la prospérité des futures générations par une gigantesque dette publique. Là aussi, on trouvera des raisons objectives, comme le vieillissement de la population et la décroissance des gains de productivité. Il n’empêche : nous vivons à crédit sans plus être capables de tisser le filet de sécurité sociale qui évite la pauvreté à un nombre croissant.

Des pouvoirs politiques forts

Les crises successives révèleront une fin de modèle et l’aboutissement d’un modèle de complaisance, de manque de vision, de déficit de perspectives. Les configurations sociétales deviendront extrêmement vulnérables et la véritable question portera sur la représentation de l'avenir du corps social. Les démocraties seront mises à l'épreuve dans le sillage des chocs économiques. Insidieusement, d'autres configurations politiques risquent d'émerger. Il est donc indispensable que, faute d’homme providentiel, ceux qui dirigent le Royaume indiquent, au risque de l’impopularité, quel est son avenir social et politique dans un cadre apaisant car le pays manque de lisibilité sur son futur, quel qu’il soit. S’il y a des périodes politiques, il faut désormais un temps étatique. Il faut un Etat et des régions forts, non pas au sens de l’autoritarisme qu’ils peuvent exercer, mais de l’autorité qui peut en rayonner. Si l’efficacité supérieure du capitalisme n’est, à mes yeux, plus à prouver en termes de prospérité collective, la répartition de ses bienfaits exige des pouvoirs politiques forts. Et par forts, je ne veux pas dire dictatoriaux ou liberticides, bien sûr, mais de nature redistributrice avec équité et justice sociale. En effet, un système capitaliste sans ordonnancement étatique est voué à succomber sous ses propres excès puisqu’il ne connaît aucune régulation sinon l’expression du prix formé par les lois de l’offre et de la demande

Restaurer le collectif

L’Etat doit être réhabilité et, sans être providentiel, redevenir visionnaire. Mais comment ? Il n’existe aucun chemin défini, sinon l’ascèse de subordonner toute action politique à l’intelligence du dialogue et de la vision. Il s’agit d’être exclusivement dans le dialogue et l’écoute de l’autre, avec de la tempérance dans les rapports sociaux. Que faudrait-il mettre en œuvre pour s’associer collectivement à un projet sociétal ambitieux ? Je pense néanmoins qu’il faudrait élever de quelques années l’horizon de la décision politique. Il faut aussi restaurer tous les corps de réflexions (les nombreux conseils supérieurs et services d’études) pour ouvrir la pensée politique à l’apport académique et scientifique. Il faudrait aussi, même si cela paraît désuet, reconnaître que nous devons, individuellement et collectivement, écarter la jouissance éphémère et narcissique du présent pour s’assurer que les générations suivantes pourront bénéficier d’un monde en croissance solidaire. Il s’agit de restaurer, dans le cadre de l’économie de marché, le culte de l’intérêt collectif. Contrairement à certaines thèses contemporaines, l’économie de marché ne coïncide donc pas avec un pouvoir public chétif. Adam Smith n’a jamais rien dit de tel. Au contraire, celui-ci gagne en importance dans un modèle économique qu’on veut voir dépouillé de monopoles et d’oligopoles. L’Etat doit s’inscrire dans une logique à la fois régulatrice et protectrice.

Une économie sociale et redistributrice

Ceci ramène à un des grands défis de nos communautés occidentales : la répartition des richesses, c’est-à-dire l’alignement des intérêts privés et des bénéfices sociaux. D’ailleurs, l’économie de marché ne coïncide pas avec un pouvoir public a minima. Le rôle de l’Etat devra être redéfini dans le sens libéral de son acception, c’est-à-dire dans la garantie des ordres juridiques et des équilibres économiques, plutôt que dans une logique providentielle. Dans ce domaine, il faut d’abord accepter que la recherche de la prospérité fonde le progrès. Il convient ensuite que les pouvoirs publics guident la répartition de cette prospérité, insuffisamment mise en œuvre dans les pays anglo-saxons et trop souvent postulée avant sa création dans les pays européens. Si l’économie de marché est l’ordre naturel, ou même la réalité absolue de nos communautés occidentales, elle ne sera pérenne qu’en étant sociale et redistributrice. L’ordre social sera donc au cœur des débats politiques, car il s’agira de gérer la mutation de nos modèles sociaux et le nomadisme des facteurs de production (travail, capital et information). La seule solution est la coopération entre les individus et les peuples, dans une profonde ambition de justice sociale. L’humanité ne survivra qu’à la condition du mieux-être de chacun. Ce qui importe, c’est de dépasser la conscience malheureuse, mais aussi de préparer un monde coopératif et meilleur pour les générations futures.
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